Jeudi 19 novembre 2015, par Isabelle Plumhans

Se souvenir, oublier, peu importe, mais danser.

Un certain vendredi 13, c’est par le corps que les émotions m’ont submergée.

Un certain vendredi 13, je sortais de « C’est ici que le jour se lève » de Sam Touzani - dont Céline Verlant vous avait déjà parlé ici. Cœur et âme retournés, touchée physiquement par le sujet de la pièce, tristesse d’amour perdu et recherche d’identité. Émotion concrète, car véhiculée par les corps. Pourtant, sur scène, ce jour-là, les corps étaient abîmés, les danseuses blessées, l’une, rock et éclatante Esse Vanderbruggen, reprenant en milieu de spectacle la partition de l’autre, plastique et lumineuse Eléonore Valère-Lachky. De ces corps pourtant, malgré la blessure de celui de Sam Touzani aussi, est né ce soir-là sur scène le sublime. La déchirure. Le questionnement. L’enjeu de la pièce est réel, histoire vécue par Sam Touzani - Karim sur scène. Touzani qui, pour retracer le chemin de l’amour fini, les creux au cœur, les bleus à l’âme, l’identité sur le fil – Karim est issu de l’immigration alors que sa blonde Clara est flamande – a pris la plume. Le travail de mise en scène, l’acteur l’a ensuite confié à la chorégraphe Isabella Soupart qui a travaillé le matériau texte pour y insuffler la vie, à coup de ratures de mots, remplacés sur le plateau par des gestes. Chacun de ces gestes ayant un sens, une valeur, porteur de souffrance, de refus, de souvenirs. Des gestes d’existence et d’âme qui sont venus, un certain vendredi 13, toucher nos âmes à nous, dans le public.

Ce vendredi 13, c’est donc le corps rempli de cette histoire d’âme que je suis sortie dans une nuit qui, on le sait maintenant, était plus noire qu’à l’habitude. Ce vendredi 13, j’ai été touchée une seconde fois dans le corps par la nouvelle, terrible, terrifiante, terriblement terrifiante, qui se propageait sur les réseaux à la vitesse de la peur, de l’inhumanité faite hommes. Ce vendredi 13, j’ai décidé, pour résister, d’aller moi aussi danser. Tango ! Parce que, gifle et caresse, c’est une danse qui fait se révéler les douleurs et se sublimer les douceurs. Parce que c’était vital. Parce que c’était continuer d’exister. Fort. Plus fort encore que la peur et le noir.

Parce que la danse, dans nos vies un peu, sur scène plus encore, peut devenir acte de résistance. Parce qu’ici et là, elle fait parler ces corps qu’on voudrait faire taire. Et fait parler la vie qu’on voudrait anéantir. Parce que le corps prend le relais des mots qui, meurtris par les faits, sont parfois impuissants. Parce que les corps, contrairement aux mots, ne mentent pas. Ou alors pas souvent. Ou alors pas sur scène. Et enfin parce que le corps est unique et universel à la fois, complexité sublime qu’on voudrait gommer.

Pour tout ça, un corps sur scène devient politique. Alors la danse, aujourd’hui, sur nos scènes a, aussi, ce rôle, cette place-là. De prolonger par le corps ce que la parole ne peut pas, ne peut plus, dire. Mettre de l’indicible en mouvement pour révéler l’incompréhensible. Puis faire valser les possibles.

Une valse pour demain, un espoir d’autre chose, autrement, ce serait peut-être la démarche de Yassin Mrabtifi. Danseur de culture hip hop chez Ultima Vez, il crée cette année son spectacle, « From Portici with Love ». Pièce multiforme, elle interroge la Belgique d’aujourd’hui, partant de la Muette de Portici et recréant, sur le plateau, une mini société de diversité, cinq danseurs aux parcours divers. Un travail que le chorégraphe soutient comme politique, message par les corps pour les têtes, qui explore le sens de la révolution et du sacrifice de soi pour une cause. Vous avez dit terriblement actuel ?

Enfin, dans la danse, il y a l’autre. Celui sans qui la danse ne serait pas, ni la vie d’ailleurs. La danse permet alors de confronter les frontières, de les ouvrir. Toutes les frontières. Les vraies, tangibles, et puis les autres. Parce qu’elle apprend de l’autre, de sa respiration, différente, de ses envies, différentes, de sa peau, différente. Cette rencontre, on peut l’applaudir dans le travail de la chorégraphe belgo-malienne Fatou Traoré. Sur scène, dans son « Au pied du mur du temps », des danseurs et des musiciens, Occident et Afrique, qui « livrent chacun leur propre son », ajoutant leur mouvement au Boléro de Ravel. Jazz, contemporain, danse traditionnelle se mêlent et se complètement alors, rencontre superbement humaine.

Car oui, la danse est discours, débat et lieu de rencontre. Forum passionnant qui se tiendra notamment en début d’année prochaine, au Pays de Danses de Liège et environs, voyage enrichissant en contrée chorégraphique. A vivre, forcément.
Parce que, je sais pas vous, mais moi, depuis un certain vendredi 13, j’ai encore plus envie de dire, de crier, d’hurler, « Let’s danse » !

Isabelle Plumhans

C’est ici que le jour se lève, de Sam Touzani, jusqu’au 31/12/15, Théâtre le Public | www.theatrelepublic.be
From Portici with Love, de Yassin Mrabtifi, 20/02/16, Ecuries/Charleroi Danses | www.ancre.be et www.charleroi-danses.be
Au pied du mur du temps, de Fatou Traoré, du 18 au 20/02, Théâtre de Namur | www.theatredenamur.be
Pays de Danses, du 28/01 au 20/02, Liège | www.theatredeliege.be