Lundi 12 mars 2018, par Juliette F

Se rappeler et oublier

À la frontière entre le conte et la marionnette ce « laboratoire » mis en scène par l’allemand Jan Christoph Gockel s’inspire du livre « Frankenstein, or the modern prometheus » de Marie Shelley pour redonner vie à des objets du passé, sous forme d’une marionnette géante. Multilingue (Allemand, Français, Anglais), multi-objets, multi-récits : ce spectacle crée entièrement au Théâtre National de Bruxelles, reflète aussi l’éclectisme d’une ville, qui bouillonne de souvenir et de cultures hétéroclites. Du marché au puces à la scène, on est transporté dans un monde passé et poussiéreux fait de ‘broles’ et d’histoires brassées ensemble.

Michael Pietsch, le concepteur des marionnettes, a fourni un travail colossal avec une grande équipe de techniciens, plasticiens et menuisiers pour fabriquer un géant de bois d’environ 6 mètres de haut, qui trône sur le plateau (rappelant inévitablement la Saga des Géants de la compagnie Royal de Luxe) .
De nombreux Bruxellois ont été invités à venir donner des objets qui leur sont chers pour garnir ce géant creux, mais à une condition : raconter chaque histoire de son précieux trésor.
Ainsi, remplaçant les os, les morceaux de chaire et des organes utilisés par le savant Victor Frankenstein dans le roman pour donner vie à sa créature, ce sont les souvenirs de chaque habitant de la ville qui va servir de matière organique. Le metteur en scène utilise même l’expression de « rendre le passé vivant à nouveau ».

Un spectacle donc placé sous le signe de l’amoncellement et le morcellage : c’est une accumulation d’idées, de voix et de matériaux qui priment dans cette mise en scène, aussi bien que dans ce récit.
Dès l’arrivée dans la salle, l’équipe du théâtre nous invite sur scène, pour découvrir de plus près l’envers du décors. Avec cette plongée dans l’univers insolite, entre grenier et labo, le spectateur pénètre littéralement dans un « monde » particulier.
Naviguant de part et d’autre du plateau, des morceaux d’histoires nous parviennent à 360° : un reflet capte le regard, un homme massif nous raconte l’histoire d’une écharpe de sorcier, au même moment, un tintement attire notre oreille au devant de la scène où une actrice rassemble des morceaux de porcelaine pour reconstituer le visage d’une poupée sur son établi… Le tout est enveloppé dans un léger nuage de fumée et dans une mélodie sortie d’une autre époque : jouée à l’accordéon, au piano miniature ou aux manettes électronique par un musicien intriguant, on se croirait dans un film de Jean-Pierre Jeunet ou de Tim Burton.
Au fond de la scène, des mots s’accrochent à nos oreilles « grenier, grand père, ancien, archive, souvenir, mort… » l’ambiance est posée, nous somme dans une atmosphère sortie d’un conte pour enfant ou d’un vieux livre d’horreur…Les vestiges de Mary Shelley et des frères Grimm nous accompagnent.

Concernant l’histoire du spectacle, c’est un récit croisé entre de nombreux niveaux de discours. Faisant référence au texte original écrit sous forme épistolaires, les comédiens lisent eux aussi des courriers, s’y mêlent les histoires des objets en scène, des faits historiques, des références à la littérature, la légende originale de Frankenstein…mais ce qui « ficelle » le tout est la présence de la famille de Victor, créateur du monstre, qui rayonne par son absence permanente et s’impose comme fantôme durant (presque) tout le spectacle. Le fait que tout cela soit déclamé dans des langues différentes, accentue l’impression de collage narratif et de juxtaposition de « nombreuses histoires » emprunt de diverses influences et cultures .

Le jeu des comédien est légèrement exagéré, à tel point parfois qu’eux aussi nous semblent presque devenir des automates. On comprend que chaque personnage du récit est symbolisé par des accessoires qui lui sont propre (l’un porte un casque blanc et une veste de marin, l’autre un blouson de soldat et une lance africaine, ou encore une robe rose) et qui passent d’acteurs en acteurs, devenus des poupées que l’on peut habiller. Comme dans une cours d’école, les comédiens se passent les rôles, et « jouent » entre eux à incarner les protagonistes.
Ce sont d’ailleurs aussi les opérateurs de toutes les mécaniques en scène : ils activent les poupées, ils tirent les ficelles et les câbles et s’effacent au profit des décors. Bref, sur scène, tout le monde est au service d’une seule chose : l’histoire.

Racontée par chapitres cette évocation permanente des souvenirs nous amène inévitablement sur la question de la mort. On parle ici de décomposition, d’oubli et d’absence. Il plane également en permanence une réflexion sur la guerre, le trauma ou la peur des souvenirs qui hantent. Parfois, on préfère « oublier le passé » nous dit Victor (revenu en coup de vent, pour mettre un terme à la souffrance de son géant, rongé par le passé, dévasté par le monde.)