Mercredi 16 juin 2021, par Didier Béclard

La vie insoumise

Une adolescente se retrousse les manches pour s’extirper d’un brouillon de vie cadenassé par un père tyrannique et violent et rendre le sourire à son frère. Avec « La Vraie Vie », Georges Lini s’empare du premier roman d’Adeline Dieudonné et le porte à la scène de façon magistrale.

Un petit intérieur salon cuisine sans luxe et sans charme, il y a du café dans le percolateur allumé. Un mur tapissé de têtes d’animaux empaillés. Deux enfants jouent avec des figurines d’animaux, ça parle de traître, de ne jamais pardonner, ...
Une femme ouvre les rideaux laissant entrer la lumière du jour naissant. Une musique douce envahit la pièce, elle se sert une tasse de café et met la table. Les enfants se chamaillent, jouent à la petite bagarre, elle sourit.
L’homme en peignoir entre dans la pièce, les enfants interrompent leur jeu, le silence s’abat sur la pièce comme une chape de plomb. Il s’installe dans un fauteuil, elle s’empresse de lui apporter un plateau pour déjeuner.
L’un des enfants raconte : « A la maison, il y avait quatre chambres. La mienne, celle de mon petit frère Gilles, celle de mes parents et celle des cadavres ». Avec aussi le portrait du père en chasseur, en prédateur, et puis le trophée dont il est le plus fier, auquel il tient plus qu’à la prunelle de ses yeux : une défense d’éléphant.
Le père a deux passions : le whisky, mais pas n’importe lequel du Glenfiddich, et la télévision. La mère a peur du père, elle est maigre et a autant de consistance qu’une amibe. « Je ne sais pas si elle existait avant de le rencontrer », dit l’enfant qui la voit comme « pas grand chose rempli de crainte ». Ses journées tournent autour de la préparation des repas, des chèvres naines – les biquettes – qu’elle élève et des colères du père.
Elle a dix ans, son petit frère, Gilles, en a six. Sa mission de grande sœur est de lui vouer un amour indestructible. Ils jouent ensemble, dans ce moche lotissement, dans le bois des petits pendus ou le cimetière de métal, et attendent, chaque jour, la musique de « La Valse des fleurs » de Tchaïkovski, qui annonce l’arrivée du vieux marchand de glace. Ce rituel est un moment de plaisir, qu’elle agrémente immanquablement d’une généreuse dose de crème chantilly sur ses boules de glaces, en cachette de son père qui le lui interdit.
Et c’est là que le drame se produit, le siphon à chantilly explose, le vieux monsieur meurt, gilles est pétrifié. « Gilles ne bougeait plus. Ses grands yeux écarquillés, sa petite bouche ouverte, sa main crispée sur son cornet de glace vanille-fraise ». Elle voudrait qu’on s’occupe d’elle, qu’on la prenne, qu’on la mette au lit mais personne ne le fait. Elle décide alors de le faire pour son petit frère qui a perdu le sourire et la parole et qui, lentement, passe sous l’emprise du père.
Elle veut remonter le temps pour supprimer cette journée néfaste, pour changer sa vie qui lui apparaît soudain « comme une branche ratée de la réalité ». Refusant désormais cette fatalité empreinte de soumission, elle prend son destin en main, affronte le père, de façon frontale ou plus larvée, elle se révolte, elle réveille la guerrière tapie derrière ses tripes pour ramener son frère parmi les vivants.
Dans « La vraie vie », premier roman largement salué par la critique et le public, l’écriture d’Adeline Dieudonné révèle la violence et l’animalité qui sommeille en chacun de nous. La poésie de l’enfance qu’expriment les mots tranche avec une ambiance à la fois étrange et fantastique que souligne encore la mise en scène de Georges Lini.
L’autrice y campe à la fois l’adolescente rebelle et la narratrice qui s’exprime au micro depuis un pupitre, histoire de bien faire la distinction entre les deux personnages. Le metteur en scène est également au four et au moulin puisqu’il a endossé, au pied levé mais avec une consistance sans faille, les habits du père qui devait initialement être interprété par Riton Liebman.
L’’omniprésence des deux personnages n’efface en rien la prestation toute en subtilité et humanité d’Isabelle Defossé qui brille de justesse tant dans le rôle de la mère qui est « comme une taie d’oreiller vide » que sous le masque de personnages périphériques.

Didier Béclard

« La vraie vie », d’Adeline Dieudonné, mis en scène par Georges Lini, avec Isabelle Defossé, Adeline Dieudonné, Georges Lini et un jeune, en alternance, Octave Delaunoy, Louis Fayt, Amos Suchecki, jusqu’au 19 juin au Théâtre Jean Vilar à Louvain-la-Neuve, 0800/25.325, www.atjv.be.