Lundi 18 septembre 2017, par Isabelle Plumhans

Jouer, un théâtre d’enfants

Je me souviens de mon premier hiver à Bruxelles. J’étudie le théâtre : je mange théâtre, je dors théâtre, je vis théâtre. Les vacances scolaires pointent le bout de leur nez, j’invite mes toutes petites cousines à « Noël au théâtre » aux Tanneurs. Elles, c’est leur toute première fois dans un théâtre. Elles, elles vont assister, les yeux grands, tout grands ouverts, étoiles plein dedans, à la magie du spectacle. Moi pareil, ma joie de voir un bon spectacle décuplée par leur enthousiasme. Ce souvenir est un de ceux liés au monde des arts qui m’est cher. Il a le goût du chocolat chaud bu autour du sapin, après la représentation, et des discussions, échanges de sensations, de compréhensions, que nous avons eu alors.

Je me souviens de cet été, dans la chaleur d’Avignon, sortant d’une représentation aux Doms -L’avenir dure longtemps, sublime et profond— particulièrement ébranlée, et m’être fait embarquer pour la suivante, Piletta ReMix. Un peu contre mon gré ; comment pourrais-je recevoir un propos alors que je n’avais même pas encore digéré le précédent ? En plus, le pitch, les aventures de Piletta partie chercher la poudre de Bibiscus à Bilipolis pour soigner sa grand-mère malade, a priori, comme ça, ça ne me parlait pas trop. Mais bon, le théâtre, ça étonne, ça détonne : je lui laisse toujours le bénéfice du doute. Et puis je suis entrée pour la seconde fois de la journée dans la salle intimiste des Doms. J’ai reçu un casque. Reçu aussi les instructions techniques : vérifier que la petite lumière du casque est rouge, tournée vers les comédiens, que j’entends bien lesdits comédiens sur scène dans mon casque. Puis j’ai jeté un coup d’oeil à la scène. Plus studio radio que véritable scène d’ailleurs. Parce que Piletta ReMix est une fable radiophonique contée sur le plateau. Un univers sonore qui entoure et emporte. Et, surtout, qui m’a emmenée loin, très loin dans mes sentiments, mes sensations. A la fin, les larmes coulaient, et moi j’avais définitivement décidé de m’abonner au théâtre pour enfant. Le souvenir que j’ai de ce spectacle là m’est cher aussi, il a un goût salé de larmes cathartiques, le doux du doudou sonore, et le brouhaha des paroles échangées entre petits et grands à la sortie du spectacle. Parce que oui, le théâtre pour enfant, c’est aussi celui des grands. Et celui des enfants qui vont devenir grands. C’est celui de l’apprentissage, celui des émotions partagées. Parce que ces émotions qu’il nous dit, formatrices pour jeunes oreilles, ce sont celles que parfois on a oubliées. Qu’on a parfois refoulées. Et qu’il est bon de revivre en salle, d’aussi simple façon. Petits comme grands.

Et puis, c’est aussi l’apprentissage de l’ouverture, le théâtre…et le théâtre pour enfant peut-être davantage. A moins que ce ne soit un essentiel. Comme avec l’initiative bicéphale de la Montagne Magique (théâtre pour enfant, côté francophone) et du Bronks (théâtre pour enfant, version flamande), avec Ménage à deux, le bien nommé. Soit un festival qui propose des spectacles flamands et francophones, les premiers joués en français, les seconds, en flamands. Un condensé de la scène jeune publique belgo-belge qui fait plaisir à voir.

Le théâtre, c’est aussi côtoyer le bel intemporel. Se frotter à ce qui a laissé des traces, s’initier à ce qui nous fait, histoire et mots. Et maux. C’est apprendre, très jeune, la beauté d’un récit, le pourquoi de l’importance de l’art. C’est plonger dans l’Histoire, par l’histoire. C’est ce que se proposent de faire la compagnie Karyatides, avec leurs « Misérables », Victor Hugo dépoussiéré, sublimé. Par leur théâtre d’objets précis et intelligents, Karine Birgé, Marie Delhaye,
Julie Nathan et Naïma Triboulet (en alternance, deux comédiennes en scène par représentation) content l’épopée de Jean Valjean, Cosette et des autres, manipulant de mini-figurines sur table pivotante. Pour découvrir la littérature autrement, passionnément.

Le théâtre, c’est parfois aborder des sujets sensibles. De ceux dont on parle parfois difficilement, dans la vie de tous les jours. Parce qu’on n’y pense pas. Parce que c’est douloureux. Parce que c’est tabou. Parce qu’on ne trouve pas les mots. Dans ces cas-là, le théâtre, c’est la porte d’entrée sensible par laquelle on va se frayer un chemin qui va bien. Doux ou trash, il donnera le concret sur lequel on partira, pour aller plus loin dans le sujet, le débat. C’est le cas avec le touchy mais essentiel Frisko et crème glacée. « L’histoire que je vais vous raconter, ce n’est pas une histoire d’enfant, c’est une histoire d’adolescent. » Dès l’entrée, le ton est donné de cette « teenager comedy ». On n’est pas ici dans du théâtre pour petit, on est dans du théâtre qui fait les futurs grands, en les informant des potentiels difficiles du monde comme il va, pas toujours bien, pas toujours doux : Frisko et crème glacée, théâtre trash-cash, aborde le difficile sujet du viol. Et c’est à voir.

Le théâtre pour enfants, il aime faire comme les grands, aussi. Attends… à moins que ça ne soit le contraire, en fait ? Parce que, sur les scènes des grands, le conte, ces derniers temps, est bien représenté : il y en a beaucoup, à la folie, mais certainement pas du tout. C’est pareil, et c’est bien normal, sur les scènes enfantines, et pas que du tradi. Comme avec Boris et les soeurs sushis, l’histoire d’un garçon « trop grand pour être petit » qui s’en va à travers la forêt, rencontre un loup et des soeurs… sushis. Initiatique et jouissif. Ou encore, Echapperons nous, spectacle d’adieu du théâtre de la Galafronie, last one avant sortie des artistes, chaperon et loup garou psychanalysé au programme.

Enfin, le théâtre pour enfant, c’est le théâtre aussi pour tout tout petits enfants. Qui les enveloppe, les berce, les câline… sans oublier d’être exigeant et qualitatif. Comme le Cache-cache du théâtre de la Guimbarde, qui évoque un rituel important pour les tout petits : celui du coucher. Et de convier toute la palette des émotions de ce moment si particulier, danseuse et acrobate en scène pour un surplus de magie douce.

Et puis, finalement, se rappeler aussi, que, au-delà des oeuvres elles-mêmes, assister à du théâtre avec des petits et moins petits, c’est vivre un moment de partage. Et que le théâtre partagé est théâtre utilité. Qui permet de communiquer sur un sujet, sur une émotion, sur des sensations. Et quand j’ai entendu, au dernier festival d’Avignon, les ministres de la culture, belge et française, insister sur leur envie d’investir dans le volet éducationnel de la culture, je me suis dit que l’avenir était souriant. Parce qu’éduquer par le théâtre, c’est assurer la santé de notre futur, par nos têtes blondes. Parce que le théâtre, de mots et de corps, va au delà de ces mêmes mots, de ces mêmes corps. Qu’ils concrétise émotions et sensations, fait lien, construit et aide à voir plus loin. Qu’il parle politique en touchant le coeur. Qu’il peut mobiliser, qu’il peut changer. Alors, parce que le théâtre est l’avenir de l’homme, amenons au théâtre nos enfants. Massivement. Et passionnément.

Isabelle Plumhans

© Quentin Devillers