Vendredi 7 août 2015, par Isabelle Plumhans

Je suis l’autre. Ou le décentrage essentiel du festival d’Avignon, côté In et côté Off.

Alors que le mois de juillet vient de se terminer, retour sur un événement culturel et théâtral majeur qui l’a rythmé. Le festival d’Avignon.

Culture d’altérité(s)
Je suis l’autre. Une phrase comme un manifeste, celui de ce 69ème festival d’Avignon, section In, qui se clôturait fin juillet. Une phrase étendard choisie par son directeur, Olivier Py, comme une évidence dans la France post-Charlie. Une France meurtrie dans laquelle, selon Py, il est urgent de replacer au devant de la scène éducation et culture. Une phrase que l’homme de théâtre avait à coeur de mettre en résonance avec cette utopique question : Avons-nous renoncé à un monde meilleur ? Candide ? Peut-être. Fourre-tout ? On peut le penser. Mais nous ne jouerons pas les esprits chagrins et nous y verrons, aussi, surtout, l’occasion pour le festival de revenir à ce qu’il est, agitateur de pensée, bocal démocratique qui voit s’exprimer les espoirs et dialoguer les opinions, l’Autre en ligne de mire et de réflexion.

Sur scène, réunis sous cette idéaliste sentence, de belles propositions - le « Richard III » de l’allemand Thomas Ostermeier ou le furieux « Cuando vuelva a casa voy a ser otro » de l’argentin Pensotti en clôture du focus argentin - côtoyaient de moins bonnes - « Roi Lear » de Py, jugé trop abstrait, en tête. A côté de ces pièces « classiques », un fil rouge en rendez-vous quotidien, dans le jardin de la médiathèque Ceccano. A midi pile, sous une large toile blanche tendue entre les pierres claires de la médiathèque, le public se pressait pour assister à une lecture de La République de Platon , texte original retravaillé par le philosophe Alain Badiou, lecteur assidu de l’auteur grec. Porté par des citoyens et des étudiants de l’école d’acteurs de Cannes, l’œuvre se faisait moment déclamatoire passionné et réflexif. Une façon de souligner que l’autre, c’est aussi l’autre forme du théâtre, celle qui se vit en direct, gratuitement, collectivement. Un théâtre qui n’a pas besoin de lumière et de décorum, qui se fait dans le mistral des jours fous et le chant des cigales des jours lourds. Un théâtre qui après les applaudissements se raconte, se débriefe et invite au débat.

Car enfin, Avignon ne serait pas Avignon sans ces discussions, cette parole partagée. Discussions qui atteignaient leur apogée dans les rencontres organisées dans les jardins et cours de la ville. Dont celle, titre essentiel et sujet concret, « L’art agrandit la vie », revenant sur l’initiative impulsée par Olivier Py à la prison du Pontet, « Prométhée Enchaîné » d’Eschyle joué par les prisonniers. Un atelier théâtre qui a « sauvé des vies », d’après les mots des détenus eux-mêmes. Si le théâtre fait rencontrer l’autre, il fait rencontrer le soi qu’on fuit, qu’on craint, aussi.

En Off, sauce belge
Et puis. Le festival d’Avignon ne fut pas seulement in. Il fut off. Et là aussi, ce Je suis l’autre résonnait. Chez les belges, entre autres, ceux présents aux Doms, scène officielle de la fédération Wallonie Bruxelles dans la cité des Papes. Les Doms, où, tous les jours à 20h, avaient rendez-vous autour d’une table en formica sur sol à damier deux grand-mères que tout oppose. Réunies par leur petit-fils - discret Guiseppe Lonobile qui signe la mise en scène sobre et efficace du spectacle - elles se livrent, entre maladresses et éclats des souvenirs. C’est Loin de Linden , ça parle d’elles, puis ça parle de nous, et de cet Autre qu’on pense différent, alors même qu’il est semblable, de fêlures, peurs et désirs. Un spectacle sur le fil de l’émotion, de celle qui laisse place au sourire, porté par Valérie Bauchau, Clairette déterminée, belle et fragile, et Véronique Dumont, authentique Eugénie, poignante autant que drôle.

Au même endroit, mais à midi cette fois, prenait place le théâtre d’objets, ciselé et millimétré, de la compagnie Karyatides, avec « leurs » Misérables . Un spectacle minutieux, efficace, deux comédiennes en scène, Marie Lecomte et Karine Birgé, vêtements noirs et corps engagés, manipulant des figurines sur table magnétisée, les quais de Paris en fond de scène-panorama. L’esthétique sobre du jeu éclaire le récit, on est embarqué aux côtés de Jean Valjean, on souffre avec Fantine, on s’indigne, on s’émeut. Les tout petits personnages deviennent soudain géants, prolongés des corps et intentions des comédiennes. C’est fragile comme la vie et fort comme les combats des peuples, hier, aujourd’hui et demain. Et c’est l’écho d’un aujourd’hui d’inégalités et de soulèvements.

Des Doms, on retiendra enfin l’excellent Le Réserviste , pièce militante, texte de Thomas Depryck, mise en scène d’Antoine Laubin. Un spectacle qui, abordant la délicate question du non-emploi, pose le chômage comme structurel du monde du travail, comme menace aux mains des dirigeants. Un spectacle qui d’entrée de jeu donne à se mettre à la place de l’autre, puisque le public est invité à entrer sur scène, qui sur une chaise, qui sur un pouf, qui - les moins chanceux, les derniers arrivés ou les plus généreux - sur une galette de mousse. Pour assister, plus ou moins bien assis, aux gesticulations verbales et corporelles, dans la salle, de trois comédiens pour un personnage. Ce personnage, c’est un homme qui aurait choisi de se mettre à côté du marché de l’emploi, de se « réserver » pour l’éventuel bon job. Une pièce loufoque et engagée, interrompue par la prise de parole d’un chercheur en science humaine - chaque soir différent, point de vue ancré dans la réalité sur le sujet. Opinion faite (ou pas), le public est ensuite invité à échanger avec les protagonistes du spectacle. Remuant et instructif.

Ailleurs
Impossible enfin de ne pas sortir des Doms pour parler de ce spectacle comme d’un coup de foudre : Isabelle 100 Visages , récit théâtral franco-belge, se jouait au Girasole, au moment où la nuit tombait sur la ville. A la base du spectacle, l’envie de l’auteure, Aurélie Namur, de mettre la question de l’islam sur scène. Mais son écriture se fait plus polémique que poétique, elle bute sur le quatrième acte. Alors elle se rappelle des journaliers d’Isabelle Eberhardt qui la fascinaient quand elle était gamine. Isabelle, jeune en 1900, féministe à sa façon, passionnée de langues étrangères, voyageuse, journaliste, convertie au soufisme. Isabelle, morte à 27 ans, noyée dans le désert algérien. Isabelle sera le terreau de sa pièce, au sous-titre à l’ouverture positive : « Un destin dans la lumière de l’Islam. » Une pièce de voyage, d’ailleurs, de tourbillon et d’envies d’absolu. Un ailleurs évoqué subtilement par la scénographie de Claire Farah, dune de bois à la luminosité changeante au fil du spectacle. Sur scène, les comédiens chantent, dansent, aiment et vivent. Pour de vrai, ou presque, beaux et habités. On pense à Tchekhov, dépoussiéré, libéré, vivifié. On voyage dans le temps, on se sent pris par la main, on frissonne et on s’envole, aussi. Et on espère que le spectacle fera un tour du côté de chez nous, bientôt.

Tous ces Autres
Puis Avignon s’est terminé. Et les trois semaines qu’il a duré ont compté bien plus que ces quelques spectacles rapidement énumérés. Et il y a eu, sur scène, dans les salles et dans les rues, quantité d’Autres, publics, auteurs, acteurs, citoyens. D’autres émotions, d’autres coups de foudre, d’autres coups de gueule. D’autres rencontres. Avec, point de ralliement, l’envie d’aller plus loin que le quotidien immobile, l’habituel résigné. Alors si le rideau s’est refermé sur Avignon, en cette fin de mois de juillet, ce n’est que pour mieux se lever, à la rentrée, sur d’autres émotions, d’autres coups de foudre, d’autres coups de gueule, d’autres spectateurs, d’autres acteurs et d’autres rencontres. Allez, passez un bel été, c’est bientôt la rentrée.

Isabelle Plumhans

VOIR ET REVOIR

*** Richard III, d’après Shakespeare, mes Thomas Ostermeier, 17 au 27/09, Shcaubuhne, Berlin, www.schaubuehne.de
*** Cuando vuelva a casa voy a ser otro, texte et mes Mariano Pensotti, 17 au 20/02/2016, Théâtre des Amandiers, Nanterre, www.nanterre-amandiers.com

*** Loin de Linden, texte Veronika Mabardi et mes Guiseppe Lonobile, 02 au 17/02/2016, théâtre Le Rideau, www.rideaudebruxelles.be

*** Les Misérables, d’après Victor Hugo, Cie Karyatides, mes Agnes Limbos, www.karyatides.net
*** Le Réserviste, texte Thomas Deryck, mes Antoine Laubin, www.defacto-asbl.be
*** Isabelle 100 Visages, texte Aurélie Namur, mes Félicie Artaud, www.lesnuitsclaires.fr



Télécharger cet article en version PDF :