Mercredi 29 septembre 2021, par Palmina Di Meo

Interview de Florence Hebbelynck

« Le petit chaperon rouge de la rue de Pigalle », une première création de Florence Hebbelynck au théâtre des Martyrs. Cathy, prostituée à Pigalle, a profondément intrigué Florence alors qu’elle vivait dans ce quartier chaud de Paris. Découverte d’une femme incernable, indépendante et attachante au parcours de vie atypique et périlleux.

La rencontre avec Cathy (vous parlez d’une femme courageuse qui a exercé un métier du sexe jusqu’à un âge avancé). Qu’est-ce qui a provoqué cette étincelle entre vous deux ?

Florence Hebbelynck : C’est difficile à dire. C’est comme en amitié ou en amour. Quand on demande : « Mais pourquoi tu es devenue amie avec cette personne ? », c’est toujours difficile à expliquer. Comme je le dis dans le spectacle, elle n’était pas du tout comme les autres prostituées et elle ne dégageait pas la même énergie. Elle avait une énergie très solaire et je ne pouvais m’empêcher de me dire : « C’est étrange, cette femme qui est debout du matin au soir et qui reste tellement souriante, gentille ». En fait, elle m’intriguait. Le visage des autres prostituées est souvent marqué - à Pigalle ce n’étaient pas des prostituées de luxe - or pour elle, tout avait l’air d’aller très bien. Je me disais : « Qu’est-ce que cela cache ? » Elle m’a avoué - cela n’a pas été enregistré donc ce n’est pas dans le spectacle - « Dehors j’ai l‘air très gaie mais à l’intérieur, je pleure ». Cette façade bétonnée, solide, on se demande ce qu’elle a dû vivre pour construire cette façade-là. Voilà, j’ai eu envie d’aller voir derrière.

Elle reconnaît qu’elle a eu une enfance compliquée et quelque part son activité répond à un besoin d’amour. Peut-on parler d’amour dans un métier comme celui-là ?

Florence : Ce qui m’a questionnée, c’est qu’elle dit « Je reçois des petites caresses, parfois des petits bisous. C’est chouette », mais elle ne m’a jamais parlé d’amour. Dans nos entretiens, elle ne m’a pas une fois dit, ni qu’elle avait eu un amoureux ou quelqu’un dans sa vie, ni qu’elle avait aimé quelqu’un, ni qu’elle savait ce que c’est l’amour. Donc je ne sais pas si elle a connu de l’amour. Pour moi, c’était juste de la survie. Je pense que l’argent était très important et aussi le fait d’avoir beaucoup de succès car quand elle était jeune, elle était très belle. Cela lui donnait un statut mais l’amour n’a rien à voir là-dedans. Elle a été tellement privée d’amour étant enfant que, selon moi, quand on n’en a pas reçu - ce n‘est pas systématique - mais parfois, on ne sait où le trouver et alors on ne le trouve pas ! C’est ce que j’ai cru. Des années plus tard, quand je suis allée interviewer des personnes qui l’avaient connue, on m’a dit que dans les dernières années de sa vie, elle aurait connu un amour. Mais quand je l‘ai interviewée en 2003, elle n’était qu’au début d’une histoire avec ce client, un avocat, et elle aurait dit : « J’aime bien. Il est amoureux de moi, il me fait des cadeaux, m’invite au resto et j’aime bien ça ». Mais elle ne disait pas : « Je suis amoureuse de lui ». D’après ces témoignages, sur la fin, il y aurait quand même eu quelque chose entre eux deux et elle aurait été très attristée quand il est décédé - il est mort avant elle - et cela aurait d’ailleurs précipité sa chute.

Tu parles d’un certain féminisme revanchard. Cette femme a su garder une indépendance totale. Te rapproches- tu des femmes qui voient une forme de féminisme dans la prostitution ?

Florence : Pour moi la prostitution, certaines femmes le vivent bien et le font par revendication féministe et elles en parlent dans les médias mais je pense que c’est une minorité des prostituées. La majorité d’entre elles sont exploitées par des hommes et le vivent très durement.et même Cathy a vécu des choses très dures mais elle prétend qu’elle n’a jamais eu de mac. C’est vrai que visiblement elle était indépendante financièrement. C’est même plus la façon dont elle a exercé son métier que son métier en lui-même qui m’intéresse. Elle a vécu des situations très dures qui ne fascinent pas du tout mais je me dis qu’elle a quand même mené sa barque dans un milieu rempli de parrains de la drogue - Pigalle dans les années 50-60, c’était pas rien - c’est très rare ce qu’elle a réussi à éviter. Donc elle avait un grand aplomb, une grande intelligence qui lui ont permis de tirer son épingle du jeu mais je ne fais pas du tout l’apologie de la prostitution.

Et le parallèle avec le métier de comédienne, c’est cette façade qu’elle avait qui évoque pour toi quelqu’un qui joue une comédie ?

Florence : Oui c’est ça, à force de jouer la comédie, on peut se demander si elle n’a pas égaré sa vraie personnalité et histoire. On ne sait pas quelle est sa véritable personnalité. C’est vrai que quand on est comédien, on essaye d’être le plus vrai possible et elle, elle s’est mis à croire elle-même à toutes les histoires qu’elle racontait. Car elle racontait des histoires, certaines vraies, d’autres inventées, mais avec une telle conviction qu’elle y croyait elle-même et les faisait croire à d’autres.

Tu as pensé d’abord à faire un documentaire puis tu as opté pour une pièce basée sur des enregistrements. Ces confidences sont-elles reprises à l’état brut ?

Florence : Je ne les ai pas changées mais je les ai beaucoup réduites parce que chaque rencontre a duré entre trois-quarts d’heure et 6 heures. J’ai donc pris le suc de chaque personnage comme matière brute. Puis il a fallu structurer, à partir des personnages secondaires, le fil rouge étant le témoignage de Cathy. J’avais procédé en faisant écouter certaines parties des confidences de Cathy à chaque personne prise individuellement et je leur proposais de réagir à telle ou telle chose qui pouvait leur faire écho. Sur base de ce travail brut documentaire, on est allé vers la fiction avec le metteur en scène Stéphane Arcas, Nicolas Luçon et moi. Je ne leur ai pas fait écouter la façon dont les gens parlaient et on n’a pas essayé de reproduire ni leur caractère ni leur façon de parler. Stéphane a voulu que chacun soit libre de créer un personnage de fiction à partir du réel. C’est là où l’imagination de l’acteur entre en jeu.

Qu’est-ce qui attire les spectateurs. Aujourd’hui on connait l’envers du décor de la prostitution...

Florence : Eh bien, je ne sais pas si on connait l’envers du décor. C’est ce que je dis aux journalistes : « Que connait-on de la prostitution ? » Il y a eu beaucoup de films avec des actrices sublimes comme Emmanuelle Béart ou Catherine Deneuve et même si c’est très sombre, on n’est pas dans quelque chose de réaliste, il y a une part de glamour. Dans les documentaires, on suit généralement plusieurs femmes, parfois revendicatives, notamment sur leurs droits, ce que je comprends. Par exemple, Sonia Verstappen cette prostituée belge d’un certain âge aussi, qui assume parfaitement son choix. Mais ce que le spectacle apporte ce sont des éclairages différents sur une seule histoire. On reçoit l’histoire de Cathy telle qu’elle la raconte et ensuite, il y a d’autres points de vue qui permettent de tenter de remplir les non-dits, ce qui permet de se rendre compte de la complexité de la réalité d’une prostituée. On ne peut pas se dire : c’est tout blanc ou tout noir.

Y a-t-il une attente voyeuriste des spectateurs ?

Florence : Il n’y a rien de voyeuriste dans le spectacle et c’est pour cela que je l’ai appelé « Le Petit Chaperon rouge de la rue Pigalle » : pour avertir « Vous allez assister à un conte et pas à quelque chose de trash ». Mais les contes n’excluent en aucun cas la cruauté.Il y a aussi quelque chose de poétique dans ce spectacle. Cathy a une façon de parler qui est tellement décalée, non maîtrisée, avec des expressions glanées ici et là. Elle part dans tous les sens et c’est ce qui est drôle aussi.

Mais quelle est la réaction face à personnage, satisfait de son existence certes, mais qui n’a pas eu de vie émotionnelle ?

Florence : On ne sait pas vraiment si elle n’a pas eu de vie émotionnelle. Mais chez le spectateur, Je crois qu’il y a beaucoup, beaucoup de compassion. Les gens sortent de ce récit, assez émus.

Quels sont tes projets futurs ?

Florence : J’ai écrit une série pour la télévision avec Benoît Verhaert sur une troupe de comédiens qui monte une pièce de Tchekhov. On y verrait toutes les étapes de la création de la première lecture à la dernière représentation avec des essais ratés de mise en scène collective... On a écrit un synopsis et déjà tourné un pilote.
J’ai aussi un projet avec deux comédiens et un metteur en scène en écriture de plateau. Le metteur en scène écrit d’après nos improvisations, ce qui est une autre manière de faire. Je me dis que c’est une nouvelle phase dans ma vie de comédienne où je suis aussi un peu plus à l’origine des choses avec le grand avantage d’avoir le choix de ses collaborateurs.

Le directeur du théâtre des Martyrs vous a accueillie. Il a une ouverture assez grande envers les créations de femmes.

Florence : Oui d’ailleurs, lors de l’ouverture de saison, il y avait neuf comédiennes et chanteuses sur scène. Il le fait de manière intelligente en programmant simplement des femmes.

Propos recueillis par Palmina Di Meo

— -

« Le petit Chaperon rouge de la rue Pigalle », à voir jusqu’au 9 octobre 2021 au Théâtre des Martyrs.
TEXTE Florence Hebbelynck • JEU Florence Hebbelynck, Nicolas Luçon • SCÉNOGRAPHIE & COSTUMES Stéphane Arcas • LUMIÈRES Xavier Lauwers • CRÉATION MUSICALE Steph Van Uytvanck • SON Marc Doutrepont • MOUVEMENT Maéva Lambert • DRAMATURGIE Fabrice Dupuy • RÉGIE GÉNÉRALE Cristian Gutierrez Silva • MISE EN SCÈNE Stéphane Arcas