Lundi 19 octobre 2020, par Martin Edgar

A la question de la Palestine, répondre par une multitude de voix (ou le théâtre comme réflexion joyeuse)

Au théâtre Océan-Nord, Adeline Rosenstein propose un documentaire en six épisodes sur la "question de la Palestine". Un spectacle-conférence important, qui met une bonne dose de relief dans cette épineuse notion géo-politique en convoquant plusieurs voix et en décortiquant le fait historique.

C’est une ambition artistique, mais également identitaire qui anime Adeline Rosenstein avec décris-ravage : à partir de textes écrits ou recueillis puis mis en scène, elle consacre une réflexion fleuve et critique sur l’histoire du territoire palestinien/israëlien. A la démesure théorique de ce projet répond une économie de moyens. Un pupitre, qui permet à l’artiste de décliner les paroles, quatre comédien.ne.s, Marie Allié, Salim Djaeferi, Léa Drouet, Céline Ohrel, prenant le rôle d’assistant.e.s de la conférencière, et en guise de décor, des portes dressées sur lesquelles sont projetés des documents, qui ne sont que de boulettes de papier mouillé. C’est en effet sans images, sans artifices, comptant seulement sur la force des paroles croisées, le soin de l’explication et le langage des corps que repose cette fresque. Scandée par six épisodes, la pièce sort ainsi des représentations documentaires habituelles pour concentrer l’effort sur l’intelligibilité et la mise en corps des faits historiques.

Au fil des épisodes, un canevas historique apparaît, depuis les conquêtes napoléoniennes. Plusieurs jalons sont posés, discutés et analysés ; la colonisation impériale, l’empire ottoman, le génocide arménien, la théorie des races, les guerres mondiales, le mandat britannique d’Israël, le plan de partage de la Palestine, l’indépendance et l’État-Nation du peuple Juif... Cependant, la trame ne s’inscrit pas dans une linéarité, au contraire (l’illusion du linéaire est d’ailleurs avancée comme argument, ne permettant qu’une compréhension simplifiée voire simpliste des événements). Toute la démarche de décris-ravage se situe dans la mise en relief de l’événement, le fait même de l’événement et la manière dont l’événement mue dans son traitement historique. Dès lors, les représentations figées ou la logique implacable d’un cours d’histoire scolaire s’envolent en éclats, par la multiplication des sources, des voix et le traitement des représentations qui bouleversent la nature même des événements. L’ambition d’effacer les fausses images du passé pour les corriger anime ce documentaire : pour cela, les procédés théâtraux de ce théâtre-économie amènent une compréhension nouvelle des événements. Par exemple, pour établir la carte du Moyen-Orient de 1830 à notre époque, la vue simplifiée des différentes puissances mimée par les gestes de comédiens s’enrichit des rapports de pouvoir existant et se complexifie des différentes minorités étant présentes dans ces territoires. Raconter l’histoire, c’est pour Adeline Rosenstein prendre du recul pour mieux sauter : chaque fait mérite d’être analysé objectivement, à la double lumière de sa contemporanéité et de notre époque.

C’est là la force de décris-ravage : être un passionnant, prolifique aller-retour entre un passé historique à déconstruire et un présent politique s’incarnant dans la pièce. La réflexion sur la question de la Palestine s’effectue par ricochets sur les contextes géo-politiques mouvants et les regards qu’on y porte. Pour cela, le parti pris est de multiplier les approches pour se mettre en situation de compréhension : convoquer les auteurs arabes, représenter les rencontres avec les historiens, engager des chantiers de traduction, se permettre des apartés explicatives sur l’étymologie du génocide ou la définition de la race... Tout, dans décris-ravage, porte la volonté d’expliquer, et d’expliquer différemment.

Finalement, l’ambition de la Question n’appelle pas à une réponse, seulement à des éléments de contextualisation analysés dans une perspective critique, performative qui se veut objective. Le tracé documentaire et l’exigence scientifique désamorcent toute possibilité pathétique ou sentimentale. Le fil conducteur se délie, volontairement : il s’agit alors autant d’interroger cette « question palestinienne » que les processus de colonisation, d’alliances politiques, de gouvernance, mais également les procédés scéniques, par les paroles croisées, l’écriture gestuelle, le jeu incarné, pour débrayer de nouveaux chemins de compréhension. Un travail précis, dense, alliant le gai savoir nietzschéen à l’exploration du théâtre documentaire, dont on sort grandi.